Is your brain here? Not tonight.

Internet, la place privilégiée pour donner son avis, partager ses expériences, déverser sa haine ou démontrer sa débilité en prétendant être monsieur je-sais-tout. Partout où il est possible d’écrire un commentaire, vous verrez ces situations. Il arrive même que ce flot ininterrompu de textes, tant courts et simplistes, tant complexes à tel point que personne ne les lira, dérape en devenant un canal de propagande où s’accumulent des moutons souhaitant suivre la tendance.

 

Parmi les commentaires existants figure l’évaluation de produits, c’est-à-dire la page de magasin où le client est libre de noter la qualité du produit selon une note précise ou en cochant un nombre d’étoiles puis de laisser un petit texte pour justifier cette notation.

 

Dans cet article, nous allons parler d’un dérapage concernant un jeu sorti récemment mais qui semble déchainer les passions sur l’un des sites de vente : Not Tonight.

Not Tonight est un simulateur de contrôleur d’entrée où vous décidez qui rentre et qui doit repartir dans un Royaume-Uni post-Brexit dirigé par un parti d’extrême droite pratiquant une discrimination à peine dissimulée entre les Britanniques et les « Européens ». Et encore, vous devez être un bon Européen si vous voulez rester à votre place. Bref, l’histoire nous raconte une voie exagérée du Brexit, celle du repli sur soi sur fond de xénophobie.

 

Là où je souhaite en venir, c’est la différence de notation allant d’un site à l’autre. Sur Steam, la note est « Très positive » car les joueurs saluent sa qualité par rapport avec un autre titre connu, Papers Please, tandis que sur GOG, le jeu ne reçoit qu’un 2,5 sur 5. Comment expliquer une telle différence ? La réponse dans les commentaires.

 

Que disent-ils ? Mauvaise qualité ? Répétitivité ? Que nenni ! La majorité des commentaires accuse Not Tonight d’être … de la propagande gauchiste. Oui, c’est véridique. Même si l’auteur a révélé dans une interview qu’il était opposé au Brexit, peut-on parler de propagande lorsque le joueur est libre de méditer sur ce qu’il vient de jouer ? La majorité des notes négatives se focalisent sur son univers de discriminations et du fascisme identitaire. Pour eux, un jeu dont l’auteur donne son avis sur une question, c’est de la propagande. Comment expliquer cette différence de mentalité ? Je l’ignore. En revanche, cela démontre que le système de notation n’est pas infaillible et peut donner une image fausse du produit.

 

Le produit mis à rude épreuve

 

La notation est pourtant importante car elle détermine la qualité de celui-ci et influencera les futurs acheteurs qui soit prendront le temps de lire l’ensemble des commentaires jugés pertinents, soit ne regarderont que la note finale. Une évaluation objective se construit sur plusieurs critères : graphisme, son, histoire, maniabilité, fluidité, scénario, durée de vie, mécanismes de base, absence de bugs, rejouabilité, originalité, etc. Mais cette analyse n’est pas à la portée de tous. Ne soyez donc pas étonnés de lire des commentaires sans réel apport à l’évaluation générale.

 

En revanche, le problème vient de la note attribuée. Certaines sont justifiées, d’autres ne le sont pas. La seconde catégorie est dite « note de sanction » qui signifie que le joueur est mécontent d’un détail en particulier et abaisse la note générale en dépit des qualités. Ce qui est dangereux est lorsque ce phénomène se généralise et le détail devient le point de focalisation qui sabote le produit.

 

Dans l’exemple présenté, le détail gênant est son univers. Apparemment, beaucoup de joueurs n’ont pas apprécié son aspect « exagéré ». Pour rappel, il ne s’agit que d’une fiction historique, comme dans « V » où l’histoire se déroule dans une Angleterre fasciste dirigée par un Haut-Chancelier concentrant tous les pouvoirs et proclamant des interdits à caractère xénophobe.

 

Il existe d’autres exemples de mauvaises notations de ce genre. J’ai déjà vu un jeu autrefois bien noté qui a été descendu pour son incompatibilité avec les machines modernes, un autre pour les problèmes techniques (cela arrive souvent les premières semaines de la sortie, surtout pour les grosses productions) mais le motif le plus consternant pour un troisième est … sa mauvaise traduction en coréen ! J’ignore si ce dernier motif gâche l’expérience, cela démontre à quel point certains sont pointilleux.

 

Ce qui est dangereux est lorsque les commentaires suivent le conformisme de masse appelé le principe du mouton. Dans le jargon social, un mouton est un individu suivant la masse (dite le troupeau) en répétant le message de celle-ci sans le nuancer. Ce phénomène est très répandu sur Internet, lorsque le sujet se porte sur une question sensible de société, comme l’adhésion aux idées d’extrême droite face aux migrants, le manque de confiance envers le gouvernement ou encore les accusations rapides envers une personne sans connaitre tous les détails du dossier. Et pour ceux qui ont la flemme d’écrire un commentaire, il existe un moyen encore plus simple : dites simplement que vous aimez le commentaire. Ah, la simplicité…

 

Quel lien avec l’univers du jeu vidéo ? Certaines marques sont devenues le produit phare de la boîte qui prit la décision de produire un nouvel épisode annuellement.

 

Du coup, beaucoup de joueurs accusent la société de ne prendre aucun risque en sortant chaque année la même chose. S’en suit une campagne de haine ponctuée de messages indésirables (souvent accompagnés de fautes d’orthographe) et de notes négatives. Ah, la haine de masse… qui existait déjà bien avant Internet. Voyez ce qui s’est passé dans les années 1930.

 

Le savoir, une arme à double tranchant

 

Comment expliquer que des individus puissent donner un avis sans réfléchir alors que, paradoxalement, l’accès au savoir est plus ouvert qu’auparavant grâce à Internet et à la levée de la censure ?

 

D’abord, il ne faut pas négliger le phénomène de groupe, lorsque l’individu décide de devenir un élément de ce groupe, quitte à outrepasser son individualisme pour se fondre dans la masse. C’est ce que le Professeur Asch à observé lors d’une expérience de psychologie sociale : il a invité cinq personnes à observer des panneaux avec une ligne à gauche et trois de différentes tailles à droite dont une des trois seulement correspond à celle de gauche. Cependant, quatre des cinq invités étaient des complices, le cinquième étant le vrai sujet d’étude. Les complices reçurent comme consigne de donner la même mauvaise réponse afin d’observer la réponse que donnera le sujet. Résultat : dans plusieurs cas, le sujet préféra donner la mauvaise réponse du groupe plutôt que de donner la bonne. Cela prouve que le groupe exerce une influence sur les individus où il est préférable de suivre la majorité dans l’erreur au lieu de réfléchir seul.

 

Ensuite, le savoir ne suffit pas. Il y a aussi la connaissance et la sagesse. Pour éviter toute confusion terminologique, le savoir est considéré comme l’ensemble des connaissances accumulées dans la communauté pour ensuite être transmis, tandis que la connaissance est ce que possède l’individu sur base du savoir qu’il a appris et modifié. La sagesse est la manière dont la connaissance est transmise, exprimée et employée. Le meilleur des cas serait de disposer suffisamment de connaissances sur le sujet de discussion et la sagesse pour la transmettre correctement. Cela n’est malheureusement pas de l’affaire de tous. Certains n’ont pas beaucoup de connaissances mais disent malgré tout ce qu’ils pensent sans rentrer dans les détails, d’autres vont tenter d’influencer la masse ou de renforcer le message en usant de stratagèmes de persuasion, même s’ils savent que ce qu’ils disent n’est pas toujours véridiques. Le pire est lorsque l’individu ne dispose ni du savoir, ni de la connaissance, ni de la sagesse. Dans ce dernier cas, il prétendra tout savoir en véhiculant de fausses informations soit pour suivre la tendance, soit pour tenter de se différencier.

 

Pour répondre à la question, avoir accès au savoir ne suffit pas. Il faut aussi disposer du recul suffisant pour l’exploiter, de l’intelligence nécessaire pour l’assimiler et le transformer en connaissance, et de la sagesse pour l’employer.

 

Revenons sur Not Tonight. En parcourant les commentaires (au nombre de quatre alors que j’étais certain qu’il y en avait beaucoup plus la veille), la moitié qui descend la note soutient la thèse de la propagande en une phrase, l’autre qui au contraire la remonte met en avant les qualités du titre en soignant le texte. Comme quoi, il est possible de réaliser une étude de psychologie sociale (et peut-être un test de QI) rien qu’en lisant des commentaires.

 

Edit : En vérifiant une dernière fois le site de vente GOG avant de publier l’article, j’ai constaté que les commentaires propagandistes ont été supprimés sur la page du magasin mais la note reste la même. Vous pouvez malgré tout consulté le forum du jeu qui reste inchangé.

 

Sources:

 

Page du magasin: https://www.gog.com/game/not_tonight

 

LAMY Corentin, Jeu vidéo sur le Brexit : «Not Tonight va diviser, mais c’est mieux que de laisser indifférent ! », Le Monde, 17 août 2018, https://www.lemonde.fr/pixels/article/2018/08/17/tim-constant-le-jeu-not-tonight-va-diviser-mais-c-est-mieux-que-de-laisser-indifferent_5343465_4408996.html

 

Expérience de Asch, le conformisme, 22 septembre 2010, https://www.youtube.com/watch?v=7AyM2PH3_Qk

 

Formation passion, Différence entre savoir et connaissance, https://formation.hypotheses.org/250