Particratie : l'oligarchie non-démocratique en démocratie.

Depuis près de deux mois, la moitié sud de la Belgique se retrouve dans une situation politique, qualifiée de crise selon plusieurs journalistes, à laquelle personne ne s'y attendait ou du moins, la très grande majorité de la population. Le CDH (Centre démocrate humaniste), principal parti centriste, a décidé de se retirer de toutes les majorités des entités fédérées du sud, à savoir la Wallonie, Bruxelles-Capitale et la Fédération Wallonie-Bruxelles. Motif : suite aux scandales éclaboussant le Parti socialiste, présent dans toutes ces majorités, le président du CDH, Benoit Lutgen, considère qu'il n'est plus possible de gouverner avec le PS.  Depuis, les affaires ministérielles tournent au ralenti le temps que de nouvelles formations gouvernementales se forment. C'est déjà le cas en Wallonie où le CDH a opéré un virage à 360° en remplaçant le PS par le MR (Mouvement réformateur) et tente de réaliser le même processus pour les deux autres mais se heurte au refus d'Olivier Maingain, le président de DéFi (Démocrate Fédéraliste indépendant, autrefois FDF), de rentrer dans ce jeu sous prétexte qu'il n'a pas désiré ce changement.

 

Ceci n'est qu'un épisode de plus qui montre que la Belgique souffre d'un grave problème démocratique : les partis politiques, ainsi que leurs présidents, ont trop de pouvoir décisionnel et peuvent ainsi moduler le monde politique comme bon leur semble sans demander l'avis des électeurs une fois les élections passées. Ce n'est pas un mal inventé de toute pièce, il est dénoncé depuis des années par divers journaux et blogs. Un nom est donné à cette imposture démocratique : la particratie.

 

Big Brother découpé en partis?

 

Pour commencer, qu'est-ce qu'une particratie? Il s'agit d'un système politique où le pouvoir se retrouve principalement concentré dans les mains des partis politiques, et plus particulièrement de leurs décideurs.  Cela signifie qu'ils occupent une place importante dans les décisions à prendre à tous les niveaux de pouvoir.

 

La Belgique est souvent pointée du doigt pour être un des pays les plus particratiques au monde. Comment? En analysant le poids des partis dans la société. Il faut d'abord comprendre que la structure belge s'est modifiée au fil des années. D'abord unitaire, elle s'est fragmentée en Régions, qui s'occupent principalement des affaires économiques et territoriales, et en Communautés, qui se chargent principalement de l'enseignement et de la culture. Ajoutez à cela la division des partis traditionnels en partis indépendants francophones et flamands (et aussi germanophones) puis l'arrivée de partis liés à leur zone linguistique. Ce qui donne à la Belgique une particularité hors du commun : il n'y a pas ou presque pas de partis nationaux au niveau fédéral! Sans compter que la proportionnalité implique la recherche du consensus pour former un gouvernement, ou devrais-je dire six gouvernements dont le plus délicat reste le fédéral car il faut composer avec des francophones et des flamands partageant des objectifs différents tout en protégeant les intérêts de leurs Région et Communauté.

 

Certes, la Belgique est compliquée mais quel lien avec la particratie? Bien avant la séparation des partis, ceux-ci occupaient déjà une place importante dans la société via la formation de piliers où chaque parti s'occupait de la vie de ses membres, leur proposait des aides dans les affaires administratives voire poussait le soutien jusqu'au clientélisme. Avec la multiplication des partis, un autre problème est arrivé : il y a plus d'acteurs à contenter. Les affaires sur Publifin ont montré une fois de plus la politisation des services publiques où les administrateurs sont principalement des membres de partis. Or, pour que des accords soient trouvés, il faut contenter chacun. Quoi de plus simple que d'agrandir la table du conseil d'administration tant qu'il est facile d'acheter de nouvelles chaises au frais du contribuable? Ajoutez à cela le pouvoir décisionnel des partis lorsqu'il s'agit de nommer les nouveaux directeurs des services publics. Le risque de nomination politique au détriment de la qualité peut impacter la vie des millions de citoyens, même si les élus ne prendront jamais le pire des abrutis, sauf si les autres ne leur plaisent pas.

 

La particratie n'est pas seulement le contrôle des partis dans les décisions politiques, c'est aussi celui de la société. A force de laisser trop de marge de manœuvre à ceux-ci, nous risquons d'alourdir le budget public de chaque niveau de pouvoir. Ne trouvez-vous pas absurdes de devoir payer de nouvelles charges ou de payer plus cher alors qu'il serait possible d'alléger les structures? Malheureusement, l'intérêt des partis prime sur celui des citoyens au nom de la stabilité gouvernementale.

 

Une absurdité dans un pays qui en comporte beaucoup

 

Comme cité plus haut, la Belgique applique le principe de proportionnalité où le nombre de siège au parlement est divisé en nombre de voix à partir d'un certain seuil. Cela confère le pouvoir aux présidents de partis de négocier la formation d'un nouveau gouvernement ou de prolonger l'actuel si les résultats électoraux le permettent. Sauf qu'en Belgique, ces mêmes décideurs ont des pouvoirs plus élargis.

 

Grâce à la discipline de parti très élevée dans notre pays, les projets adoptés dans un gouvernement le sont souvent par principe du vote "majorité vs opposition" sauf pour des thématiques chères comme l'euthanasie pour les chrétiens-démocrates.

 

Je disais plus haut qu'il faut savoir contenter chacun pour former des accords. La formation du gouvernement démontre jusque où ceux-ci peuvent aboutir. Le principe de la distribution des portefeuilles ministériels s'appliquent par points : 3 pour le premier ministre ou le ministre-président, 2 pour un ministre ou le commissaire européen au fédéral et 1 pour le secrétaire d'Etat. Les points sont distribués selon les résultats électoraux des partis ayant accepté de former une majorité reprenant au moins la moitié +1 des parlementaires. Etant donné qu'il n'y a pas un nombre spécifique de ministère à respecter, les présidents de partis se répartissent les postes primordiaux en eux puis s'arrangent en confiant à l'un plusieurs compétences, parfois sans rapport, et en divisant un autre en plusieurs ministères différents. Une fois le stock de ministres épuisé, ils compensent par la nomination de secrétaires d'Etat. Ainsi, nous aboutissons à la présence de dirigeants avec cinq portefeuilles ou de plusieurs qui exercent la même matière. Un exemple? L'enseignement. Sur les sept ministres en Fédération Wallonie-Bruxelles, combien sont affiliés à l'enseignement? Trois : une pour l'éducation, un pour l'enseignement supérieur et une pour l'enseignement de promotion sociale, en sachant que deux d'entre eux ont d'autres portefeuilles pas toujours en lien avec. Alors, pourquoi ne pas concentrer toutes les compétences liées à l'enseignement dans les mains d'un seul ministre? Pourquoi ne pas faire de même avec celui de la jeunesse, réparti en deux ministres (jeunesse et aide à la jeunesse)?

 

De tels accords ont pour conséquence d'alourdir l'ardoise en engageant davantage de ministres et ce dans un contexte de restriction budgétaire. Certes, des efforts ont été réalisés mais ceux-ci ne peuvent aboutir pleinement tant que les partis continueront de privilégier leurs intérêts personnels pour l'accès au pouvoir.

Cependant, et c'est la plus grosse particularité belge, il y a une matière importante qui ne peut être représentée dans un ministère mais est abordée comme si c'est en était une : le communautaire.

 

Matière absente dans beaucoup de pays mais très délicate en Belgique, le communautaire se charge de la répartition des compétences entre le fédéral et les entités fédérées et plus particulièrement entre les francophones et les flamands. Confier ceci à un ministère apporterait le risque de favoritisme d'un groupe linguistique sur un autre. Or, le communautaire est l'exemple parfait du compromis à la belge : un accord boiteux apportant satisfaction à toutes les parties négociantes même s'il apportera des problèmes pour la majorité suivante. Mais qui sont à la manœuvre alors? Les présidents de partis. En effet, le communautaire est souvent négocié lors de la formation de la majorité fédérale et aboutit sur ce qu'on appelle une réforme de l'Etat via un transfert de compétences du fédéral vers les entités. Une fois l'accord conclu, il est transmis à la Chambre des Représentants puis adopté par la nouvelle majorité (la réforme constitutionnelle nécessaire au transfert passe par sa dissolution) après des élections législatives en raison de la discipline de parti très forte.

 

Les chefs de partis : une place légitime au pouvoir?

 

Nous sommes en droit de se le demander dans un Etat qui le respecte si l'importance accordée aux présidents de parti est légitime.

Du point de vue constitutionnel non car la Constitution belge est claire : elle décrit chaque instance du pays, ses compétences et ses limites. L'inexistence d'un chapitre sur eux démontre que dans la réalité leurs décisions prises seraient anticonstitutionnelles. Sauf que dans les faits, ce ne sont pas eux qui légifèrent mais les chambres parlementaires qui deviennent leur relai où chaque parlementaire se doit d'obéir à la consigne sous peine d'être rappelé à l'ordre par le chef de groupe voire exclu de la formation.

 

Bien que la particratie ne permet pas une application correcte de la démocratie, la Belgique ne peut s'en passer pour le communautaire. Ce domaine est tellement délicat que le laisser à un ministère serait dangereux. La Flandre demande davantage d'autonomie, les entités francophones ne souhaitent plus de réforme. Vouloir le régler lors d'une législature peut entrainer des catastrophes comme en 2010 où, faute d'accord sur le dossier BHV (l'arrondissement judiciaire et administratif Bruxelles-Hal-Vilvorde) le président de l'Open VLD Alexander de Croo décida de quitter la majorité, plongeant le pays dans la plus grave crise jamais connue. Laisser le destin d'un pays déjà fragilisé par les tensions communautaires aux mains de quelques personnes défendant des positions différentes sans que les citoyens ne soient consultés. Ainsi fonctionne la Belgique.

 

Certes, c'est la spécificité belge mais cela suffit à démontrer comment une personne peut changer la face d'un pays. La particratie belge relève donc d'une forme d'oligarchie à travers un pouvoir décisionnel entretenu par des parlementaires leur étant totalement dévoués, d'une structure sociétale avec des élus politiques aux administrations publiques et d'une instabilité communautaire dont ils sont à la fois le problème et la solution. Existe-t-il malgré tout une solution pour diminuer leur poids et renforcer la démocratie?

 

Une des possibilités seraient de donner plus de voix aux citoyens, notamment lors de la formation d'une nouvelle majorité ou de son maintien si un président de parti décide de la quitter. D'ailleurs, leur pouvoir de faire tomber un gouvernement leur devrait être retiré sauf qu'ils contourneront cela en formant une alliance avec d'autres partis puis déposeront une motion de méfiance au parlement concerné. Ainsi, le citoyen donnera son accord pour dire s'il désire cette majorité ou non. Dans l'état actuel, il n'est plus possible de faire confiance aux parlementaires. Trop de discipline tue la démocratie. Les discussions peuvent aboutir à des changements mais l'âme du projet reste le même.

 

Si les présidents de parti souhaitent réaliser des économies sans vouloir changer leur mode de fonctionnement, voici une petite idée : supprimer tous les parlements, transférer aux présidents les résultats des élections législatives (qu'ils peuvent modifier via un second tour pour privilégier certains candidats) puis former une majorité en tenant compte de leur poids électoral. De cette manière, le processus sera plus rapide, nous ne payerons plus des centaines de personnes et la particratie sera entretenue. Et le compromis à la belge fonctionnera encore : les présidents sont contents, la démocratie est perdante et les citoyens n'auront pas leur mot à dire. Au fait, ce n'est pas déjà le cas?